Interview d’Alice Nikolli, lauréate du prix de thèse du Géoparc

Retrouvez l’interview d’Alice Nikolli paru dans le Messager du 04 février 2021.

Le Léman et la privatisation de ses rives décortiqués par une géographe

Entretien réalisé par Benoit Sourd, Journal le Messager du 04 février 2021.

La géographe Alice Nikolli a consacré sa thèse à l’étude de la privatisation des rives de différents lacs alpins.
La chercheuse haut-savoyarde explique en quoi le Léman français présente des caractéristiques qui lui sont propres.

Alice Nikolli lauréate du prix de thèse Géoparc2020
Alice Nikolli a préparé sa thèse à l’Université Savoie Mont Blanc, au sein du laboratoire Edytem

Son travail a été récompensé par le prix de thèse 2020 du Géoparc du Chablais.Originaire de Faverges, la géographe Alice Nikolli a consacré ses recherches auxproblématiques qui découlent de la privatisation des lacs alpins. Entretien.

LES RIVAGES LACUSTRES SONT-ILS SOUMIS AUX MÊMES CONTRAINTES QUE LE LITTORAL MARITIME ?

L’accès aux littoraux maritimes est mieux protégé que celui des rives lacustres. Cela s’explique par des raisons historiques et juridiques. Les lacs ne relèvent pas du même domaine public. Le Léman dépend du domaine public fluvial, tandis que les mers sont affiliées au domaine public maritime. Ce dernier a des dispositions qui protègent notamment la plage, l’estran (l’espace couvert et découvert par la marée, NDLR) mais aussi une servitude de passage créée dans les années 1970 pour des raisons touristiques, afin de permettre aux promeneurs de longer le littoral.

Au bord des cours d’eau et lacs il existe aussi des servitudes, mais elles sont beaucoup plus anciennes (du XVII e siècle) et n’ont pas été pensées pour des raisons touristiques. Elles étaient à l’origine destinées aux services de l’Etat pour l’entretien des rives, au halage (pour tirer les bateaux depuis la rive quand le vent n’était pas suffisant, NDLR) et éventuellement au sauvetage. Ces usages ont fini par tomber en désuétude vers la fin du XIX e siècle, à peu près au moment où ont commencé à sortir de terre les villas en bord de lac.

CES PROPRIÉTAIRES TERRIENS SONT-ILS DEVENUS LES NOUVEAUX USAGERS EXCLUSIFS DES RIVES ?

Disons que les bâtisseurs de ces villas ont souhaité s’assurer la jouissance exclusive de leur portion de rive et faire en sorte que personne ne longerait le lac en passant sur leur terrain. On retrouve des arrêts du Conseil d’Etat remontant à la fin du XIXe siècle qui enterrent en quelque sorte ces servitudes. Au final, il a fallu attendre 1960 pour que la servitude soit étendue aux pêcheurs et 2006 pour qu’elle le soit aux piétons (une bande de 3,25 mètres qui doit être laissée libre le long du lac, NDLR).

ONT-ILS FACILEMENT ACCEPTÉ DE LIBÉRER CES ACCÈS À L’INTÉRIEUR MÊME DE LEUR PARCELLE ?

L’une des spécificités du Léman français est que le respect de la servitude de marchepied est clairement meilleur qu’à Annecy où l’on retrouve un niveau de conflictualité beaucoup plus avancé lorsqu’il est question de libérer des accès. Au bord du Léman, l’association Le lac pour tous a fait un travail assez impressionnant depuis quelques années, en sollicitant l’ensemble des acteurs concernés. Ils ont débloqué des verrous stratégiques, reliant des linéaires de promenade jusqu’ici séparés.

VOUS EXPLIQUEZ QUE LES USAGES PRIVATIFS DE TYPE RESIDENTIEL REPRESENTENT LA MOITIE DE L’OCCUPATION DU LITTORAL.

Il faut bien distinguer la propriété foncière et la réalité de terrain. J’ai calculé que la rive française du Léman est constituée à 55 % de propriétés privées, mais l’accès vraiment privatif, où même le passage par la servitude n’est pas possible, ne représente que 25 %.

LES MAISONS DE BORD DE LAC CRISTALLISENT-ELLES LES TENSIONS ?

On observe une sorte de présomption d’espace public. Les personnes interrogées partent du principe qu’un espace qui donne accès à l’eau est forcément public. C’est un bien commun. Il y a là quelque chose de viscéral. Personne ne devrait plus qu’un autre s’approprier ces espaces-là, en résumé. En revanche, j’ai la sensation que les occupations touristiques des rives, même payantes, sont mieux tolérées car, certes elles restreignent, mais pas pour une seule personne ou une seule famille. Ça reste un espace auquel il est possible d’accéder.

MAIS LES SITES TOURISTIQUES SONT PLUS MINORITAIRES SUR LE LÉMAN (3 %) QU’À ANNECY (9 %) …

Le Léman a peut-être moins cette image bling-bling. Vous avez beaucoup de plages relativement naturelles, des espaces publics de types port et promenade. Il n’y a, par contre, presque pas de restaurants ou hôtels avec plages privées comme à Annecy.
La mise en tourisme du Léman a quelque chose de très Belle Epoque. C’est l’héritage d’un tourisme thermal qui ne recherchait pas forcément la proximité directe avec le lac, on le voit avec la localisation de certains grands hôtels. C’est une image qui capitalise davantage sur une ambiance de calme avec des représentations héritées du romantisme.